'L’académie de PlatonAu lendemain de l’assassinat de notre collègue Samuel Paty par un intégriste islamiste, la Société des Professeurs de Philosophie a publié un communiqué pour rendre hommage à sa mémoire. À l’occasion de son Assemblée Générale du 5 juin 2021, la SO.P.PHI tient à exprimer une nouvelle fois son hommage à ce collègue victime du fanatisme religieux, en lui donnant le sens d’un engagement pérenne, au-delà de l’émotion nécessaire et légitime.

M. Paty a été ciblé parce qu’il était professeur. Au sein de la catégorie abstraite des infidèles qui doivent périr, le terrorisme islamique distingue désormais la catégorie des professeurs de la République française en tant qu’agents du Mal. Les professeurs de philosophie sont concernés au premier chef, et de ce fait exposés, par la question de la laïcité au sein de l’École de la République pour cette raison que « La religion » figure au programme du baccalauréat. Plus profondément, la classe de philosophie se distingue en cela que « la religion » n’y est pas traitée comme un « fait » culturel ou historique mais comme une notion. Or une notion philosophique se définit non par un contenu positif, mais par un champ de problèmes déterminés qui lui est inhérent. Au moins depuis Socrate, face à l’ensemble des notions que l’homme rencontre tout au long de son expérience, la démarche philosophique vise d’abord à poser, y compris à ceux qui s’en prétendent les spécialistes, la question la plus élémentaire, mais aussi la plus radicale, la question : « Qu’est-ce que ? »

Qu’est-ce donc que « la religion » (et non pas telle ou telle religion positive ou factuelle), quel rapport au monde, aux autres et à soi, exprime-t-elle ? Tel est fondamentalement le problème élémentaire que pose la notion de religion pour le regard philosophique, et ce non à quelques spécialistes, ou à quelques communautés particulières, mais à tous, à tout élève doté d’une égale et libre capacité de penser par soi-même. Ce problème prend plus précisément le sens d’une interrogation sur l’absolu et de l’absolu, c’est-à-dire, sur ce rapport qui met l’homme en relation avec une puissance d’être, et d’être par soi (absolu en ce sens) dont précisément l’homme n’est pas le principe (et dont les noms « propres » ont souvent été, indifféremment, Dieu ou Nature, du moins si on parle grec ou latin). C’est parce qu’on fait l’économie de ce problème pourtant incontournable que l’on substitue au respect inconditionnel de la vie d’autrui les limites de la liberté d’expression. Certains ont vu dans cet assassinat une occasion de questionner la liberté d’expression, faisant le jeu des terroristes, le flou des bons sentiments armant les pires idées, allant jusqu’à instruire le procès du Professeur Paty : n’avait-il pas abusé de la liberté d’expression ? Au passage, on passait sous silence la garde à vue qu’il avait subie suite à une plainte de parents, devant se justifier de faire son métier, quelques jours avant d’être décapité. Que fallait-il enseigner aux élèves au lendemain de cet assassinat terroriste ? Que les enfants de Monsieur Paty n’étaient pas offensés mais orphelins. Sans cette distinction élémentaire, toutes les autres questions sont irrecevables et alimentent une confusion intolérable. S’il fallait parler de limite, c’était de celle fixée par la loi de 1905 : le respect de l’ordre public.

Le problème est donc celui de la laïcité, qui s’impose aux fonctionnaires que nous sommes.

– La laïcité est le droit souverain de la communauté nationale, fondement de la République, de suspendre les différentes appartenances héritées pour œuvrer à faire du commun.

– L'école est l'institution de la citoyenneté. Tout professeur est un instituteur de ce commun sans lequel il ne peut y avoir de peuple. Il s'agit de faire d'individus que leurs différences divisent des citoyens que les valeurs de la République rassemblent. Citoyen, c'est ce que nous avons en commun.

– La laïcité est donc le droit à la fraternité et à l'égalité. Elle est aussi, réciproquement, du côté de chaque citoyen et non seulement de la communauté, le droit souverain de chaque enfant de la République à la libre construction de soi. D'où la neutralisation nécessaire des appartenances héritées du milieu d'origine. Il s'agit de permettre à chaque citoyen d'adopter librement et en conscience ses appartenances. Affranchir des origines reçues pour ouvrir l'espace d'une existence choisie, tel est en effet notre beau métier que nous assumons et revendiquons.

Le terrorisme islamiste est un totalitarisme planétaire comme le revendique la monnaie de Daech frappée de la carte du monde. (Wall Street Journal, 19/11/15). Sa solution finale serait une solution totale. Il combat un monde provisoirement binaire : les fidèles d’un côté, et le reste de l’autre, tant qu’il en reste. Il mène une guerre sainte dans laquelle les autres ne sont pas des autres mais un reste intolérable, condamné à être éliminé. La tête qu’il décapite n’a, dans ses yeux fanatiques, pas de visage. Dans son abstraction totalitaire, il abat l’irremplaçable de chaque existence. Le territoire de ce terrorisme n’est pas de cette terre. Il n’est qu’un département de la Cité divine. De même, son temps n’appartient pas à l’histoire humaine mais relève d’une chronologie mystique où les prétendus martyrs n’ont pas d’âge puisqu’ils sont promis à l’éternité. S’il détruit les œuvres du patrimoine de l’humanité comme à Palmyre, c’est notamment pour effacer toute trace d’un passé humain, historique. En niant le relatif, cet absolutisme religieux nie le relationnel.

Les professeurs de philosophie lisent l’Euthyphron, ce dialogue de Platon sur la piété, dans lequel Socrate fait usage de sa liberté de penser et de s’exprimer pour conclure à la nature irrémédiablement interrogative de toute science en matière de religions. La pertinence d’une telle lecture, en matière de laïcité et de libre construction de soi, est double : on y trouve d’une part le portrait d’un véritable fanatique, tellement persuadé d’avoir la science de dieu et de ce qu’il veut qu’il est prêt, au nom de son prétendu savoir, à tuer tous ceux qui lui paraissent impies, à commencer par son propre père. Euthyphron n’est pas islamiste, mais le fanatisme ne connait ni les bornes du temps, ni les frontières. La seconde leçon essentielle de l’Euthyphron est que la question de notre rapport au « divin » qui est par définition un problème puisque, à moins de sombrer dans l’anthropomorphisme, on entend par là autre chose que l’humain, est une question qui s’adresse à tous, à pied d’égalité, et non aux seuls spécialistes de tel ou tel culte particulier, encore moins aux serviteurs d’une religion d’État. C’est pour avoir posé ce problème de l’usage abusif, voire criminel d’un faux absolu religieux, « absolu » relatif en réalité à tel ou tel groupe particulier, que Socrate, accusé d’impiété, a été condamné à mort.

Ce n’est pas seulement par le rapport qu’elle entretient à la notion de religion que la philosophie occupe une position centrale dans l’institution scolaire républicaine. Les autres notions du programme de terminale (la science, le devoir, la liberté, la nature…) soulèvent directement ou indirectement des problèmes qui engagent la notion de religion. Mais c’est en vérité l’enseignement philosophique en tant que tel qui est un pilier de l’école laïque puisque son objet est d’œuvrer à l’émancipation de la raison par l’usage réfléchi du jugement, pour lequel aucun donné ne peut prétendre à l’absolu ni faire l’économie de l’examen critique. En cela, la philosophie prend une part irremplaçable dans le droit de chaque élève à s’instituer comme l’auteur d’une pensée libre, affranchie du joug des héritages. Il ne s’agit bien sûr aucunement de combattre quelque religion que ce soit, mais tout simplement de mettre les citoyens en construction en situation de pouvoir adopter en pleine conscience et en toute liberté une religion comme de n’en adopter aucune.

La République nous protège mutuellement des absolus relatifs des uns et des autres, et la classe de philosophie prend sa part dans l’institution du commun qui autorise le concert des différences et sans lequel l’autre est un ennemi. La SOPPHI fait sienne la profession de foi républicaine de Rousseau dans cette Lettre à Voltaire du 18 août 1756 :

« Je voudrais qu’on eût dans chaque Etat un code moral, ou une espèce de profession de foi civile, qui contînt positivement les maximes sociales que chacun serait tenu d’admettre, et négativement les maximes intolérantes qu’on serait tenu de rejeter, non comme impies mais comme séditieuses. Ainsi, toute religion qui pourrait s’accorder avec le code serait admise ; toute religion qui ne s’y accorderait pas serait proscrite ; et chacun serait libre de n’en avoir point d’autre que le code même. »